Benjamin GIRARD, peintures 2008-2013. Autopsie

Aborder l’œuvre de Benjamin Girard revient à se confronter à de multiples questionnements et tout d’abord à l’évident thème des Vanités. Pour autant, croire que Benjamin Girard nous offre une peinture exprimant le mode des Vanités est à la fois vrai et faux. Certes depuis 2008, un modèle récurrent s’impose : celui d’un personnage hybride au corps en mouvement ou tout au moins vivant et au crâne squelettique exprimant la mort. Il y a bien du Memento Mori dans cette œuvre. On ne peut faire l’économie de penser à l’impermanence de nos vies humaines. Le continuel rappel qu’opère Benjamin Girard pour nous y ramener est cependant bien différent par son traitement que nombre d’artistes contemporains ayant développé ce thème. Par « l’emboîtement » du crâne dans un corps bien vivant une atténuation de la sensation ressentie s’opère. D’autant que le crâne lui-même semble vivre encore ; souvent, en effet, il sourit, exprime un rictus, semble nous parler, peut-être même nous dire – comme dans l’Eurydice d’Anouilh- que la mort n’est pas si terrible qu’on pourrait le croire. Cet affrontement avec les personnages déployés dans les peintures de Girard ne s’avère donc pas si insoutenable à la réflexion, mais bien plutôt salutaire, humaine, terriblement humaine. La refuser nous éloignerait plutôt de la vie, de sa réalité profonde et quelque part nous amputerait de vivre pleinement notre existence humaine. Liés alors à des figures humaines entre la vie et la mort, nous ne pouvons que faire encore le choix de la vie. Vie qui résiste. On pourrait penser aux représentations des catacombes de Palerme ou au culte napolitain toujours vivace de l’église Santa Maria delle Anime del Purgatorio. Car si ces rituels semblent prolonger une existence post mortem, ils sont principalement guidés par le désir que l’âme des morts soit rachetée et renaisse avec nous, dans notre monde. Or, il n’y a pas de réincarnation ou de renaissance dans ce que nous exprime la peinture en acte de Girard, il y a transfert.
Parce que contemporain d’un monde occidental en crise dont les repères s’effondrent les uns après les autres, Benjamin Girard, dans sa pratique artistique, a décidé de l’exprimer en l’Homme. C’est à une démarche du réel qu’il nous convie en vérité. Car il souhaite avant tout nous parler de nous, de cet Homme contemporain désabusé et optimiste à la fois s’accrochant comme Sysiphe à son rocher, se remettant, malgré ses souffrances et ses plaintes, continuellement à l’ouvrage et espérant en une vaine immortalité à laquelle le miroir tendu par le peintre le renvoie. C’est donc à un acte de vivre sans espérance, sans espoir, que Benjamin Girard nous invite. L’artiste ne nous emmène donc pas uniquement dans une contemplation méditative de notre finitude. Parce que nous croyons et espérons de plus en plus à une certaine immortalité de notre corps que la médecine, les bio-sciences et autres progrès technologiques nous annoncent imminente, nous en avons oublié que nous n’en savons pas encore tant de notre cerveau. La science avance certes, mais trop empiriquement encore pour que la promesse d’une immortalité du siège de notre esprit puisse se laisser envisager. Inévitablement, comme le stipulait avec humour le Pr Drauzio Varella, prix Nobel de Médecine, ce qui en dit long sur l’état actuel des recherches et la vanité de notre monde : « Dans quelques années, nous aurons des femmes avec gros seins, des vieux avec la verge dure, mais aucun d’entre eux ne se rappellera à quoi çà sert ». L’usure du temps refusé par nos contemporains, ce vain espoir de la maîtriser, voilà à quoi s’attaque Girard dans sa peinture. C’est une position post-moderne : la technologie ne sera pas notre sauveur, nous allons mourir. Peut-être avec un corps qui nous emmènera à un âge avancé, à une espérance de vie accrue… mais pas forcément avec toute notre tête ! Les ambiances dans lesquelles baignent les personnages de Girard sont d’ailleurs incroyablement banales. Elles sont issues de notre quotidien, rapidement assimilables et transposables au récepteur de l’œuvre. L’identification fonctionne : je pourrai être là, moi aussi, à danser, à jouer une pièce de théâtre, à boire un verre dans mon salon ou à la terrasse extérieure par une belle journée d’été. Les mouvements des personnages de Benjamin Girard sont aussi les nôtres. Nous avons tous réalisés les mêmes mouvements, ils sont gravés dans la mémoire de nos corps, ils s’expriment fortement, poussent à l’acte de mémoire. Pas d’imaginaire dans ces gestes. Le traitement pictural emprunté au Greco accentue la simplification de la lecture de l’œuvre. Humains, définitivement, incroyablement humains. Que dire enfin du personnage emblématique que l’on retrouve dans tout le travail de Benjamin Girard ? Qu’il est seul, toujours solitaire, augmentant en cela encore l’effet miroir souhaité par l’artiste. Le sujet objet du discours c’est nous.

Depuis quelque temps, de nouveaux éléments interviennent dans les toiles non pour brouiller le langage de Benjamin Girard mais peut-être pour le modifier. Les regards ne sont plus fixes ou tournés vers un horizon absent, mais se posent sur une fleur ou un animal. Cette attention portée à une nature végétale ou animale est-elle un nouveau message ? Benjamin Girard nous guidera-t-il vers une solution spinoziste de l’énigme ? Au-delà donc des interrogations que les Vanités ou des réflexions de l’homme post-moderne nous ont amenés à intérioriser, c’est à une proposition, une solution qu’il nous est demandé de participer : le bonheur en acte, hic et nunc, dans l’immanence que la nature offre à notre regard, dans les actions que nous sommes amenées à réaliser. Comme le disait Wittgenstein « la solution à l’énigme ? et s’il n’y avait pas d’énigme ? ». Considérer le monde tel qu’il est, s’ouvrir à lui, vivre… avant de disparaître.

Ludovic Cardon, Nice, avril 2013.

 

Benjamin Girard / Portraits

Prendre forme, image ou mot et les injecter dans la peinture, les rendre en allant à l’essentiel. Tout dire en peu de lignes, de couleurs ou de phrases. Réduire sa panoplie au châssis et à la toile pour enfin amener le point de départ à son terme, au tableau.

La puissante séduction de la peinture de Benjamin Girard est toute contenue dans les regards des personnages qu’il portraiture. Regards d’une intensité rare. apparaissent ainsi, toujours via leur « être » ou leurs écrits, Thomas Bernhard, Samuel Beckett, Dostoïevski…Tous ces portraits, écrivains, amis ou personnalités du moment, bien que saisis dans leurs luttes intérieures aspirent toujours à un dénouement plus élevé.

Noblesse des attitudes, assurances des yeux autour desquels tout se dessine, des portraits de Benjamin Girard découle une nécessaire prise de distance d’avec le monde. Empreintes d’une révélation qui nous échappe autant qu’à elles, ces figures semblent ne plus être ici et maintenant, comme déjà liées à de plus hautes aspirations. A leur insu, une forme de compréhension de l’existence humaine est à l’oeuvre. Face au succès, à la solitude, ou à la mort, alchimie rétinienne d’une peinture dont la générosité porte bien plus d’espoir que de résignations.

Dans cette série de portraits, la même énergie est à l’oeuvre. Peindre dans un va et vient entre anticipation et action. Faire et refaire sans cesse si il le faut, pour ne garder que l’étonnant, sinon à quoi bon? Dans un genre séculaire, n’user d’aucun déballage référentiel, quelques défis mis à part :

Renverser le lyrisme graphique de Dürer dans une figure du père sans âge, respecter sans admiration béate, foudroyer la précision du détail de Bellini jusqu’à à la faire se liquéfier le long d’une épitaphe vacante.

Puiser à la source iconographique des journaux, des livres et des sites internet. De ces formats supposés  matricides, tirer l’instantanéité de la peinture, être saisi par un regard et le sortir de son contexte, prendre un cadavre sud-américain ou un propagandiste russe, et via un simple mot et un recadrage habile, les pousser activement vers une contemporanéité intemporelle, l’un devenant « Figurant », l’autre l’emblème du « Loisir ». L’ironie du procédé vaut plus qu’il n’en parait. La confrontation à l’univers médiatique manipulateur, par trop évidente, ne fournit que la partie visible de l’iceberg critique. Ce non-dit tient dans une sensibilité toute personnelle qui n’a pas besoin d’arguments pour convaincre. Le tableau fini est le fruit d’un état de perceptions augmentées qui touche à l’indicible et laisse tout le charme de la touche colorée opérer d’elle-même.

Sans artifice : peindre.

Amiel Grumberg.